La feuille se froisse
La feuille se froisse…. Ses doigts se croisent… La feuille se roule… Ses mains sont moites… L’encre s’efface en cette boule de papier… Acte réfléchi, pourtant écrit, il en pâlit aujourd’hui à ce moment qu’il a choisi… Point n’en faire la lecture avec un cœur si dur… Plantées dans le sol, ses jambes se figent… lui rappellent que l’équilibre est fragile…. quelques-uns sont là, venus pour l’écouter… sa gorge se serre, il doit parler… son bel habit, droit, tendu sur ses épaules, le tient… le pose, là, derrière son pupitre… ses souliers de cuir, camisole de ses orteils, lui rappellent qu’il est autant à l’étroit dans cette vie… Le bruit de papier, froissant, roulant, agace… L’homme près de lui condamne d’un regard ces mains nerveuses qui mâchent et triturent ce discours qu’il devrait dire, là, maintenant !... Il inspire, souffle… Soupire !
Il a tant retourné les mots, tant douté de son crédo qu’à ce moment précis, l’inconnu est en lui… il n’a trouvé aucune vérité pour se justifier… tous ceux qu’il a croisés, de morale ou de raison, de justice ou d’intuition, l’ont approuvé… Le mal est fait !… Pourquoi s’en excuser ?... Son cœur l’a guidé, en sa profondeur d’âme, il a agi comme la nature frappe si durement parfois, transformant la raison des hommes en une acceptation d’elle, voire en un choix de Dieu... il est de cette nature… d’essence incontrôlable que l’on tolère comme une fatalité universelle… Et si ce Dieu l’avait guidé ?!... Qui sait ?!... Ne jouons-nous pas avec cet équilibre ? Humain arrogant sur le fil de l’imprévisible naturel !!… ce fil sur lequel il avance entre mal et bien, utopie et raison… Depuis cet acte fou, il n’a plus de jour, plus de nuit… Brouillant ses pensées, balbutiant ses mots… Il a fait ce qui lui semblait bon, d’instinct, et doit l’assumer… même dans l’injustice la plus extrême !… On lui fait signe de commencer… Il n’est pas de cette culture qui frappe ou subit, qui s’excuse ou condamne… il est… tout simplement… et ce qu’ont fait les hommes de leurs morales et ce qu’ils fabriquent pour demain, il s’en fout !
Déracinant ses jambes, souffrant des pieds, il s’approche du pupitre… son souffle gronde dans les haut-parleurs… le silence se fait, il n’ose pas regarder la foule, son regard fait le point sur le micro, il déroule son papier, y cherche sa phrase… l’encre a bavé :… sa voix est fluette puis s’éclaircit :
Le mal… (il se racle la gorge)…Le mal que j’ai fait vous rend honnête !... Remerciez-moi !
Il froisse la feuille…. Ses doigts se croisent… La feuille se roule… Ses mains sont moites…
Il se retourne… on lui remet les menottes et il sort.
Illustration Sarah Nguyen Thai